Jean Bofane tisse un roman incandescent où le Congo et Haïti partagent le même sort : pillés, sacrifiés, hantés par leurs morts. Une fresque politique et mystique où l’homme devient offrande.
“Nation Cannibale”, le dernier roman de Jean Bofane, annonce la couleur : un titre blanc, tranchant, sur fond rouge sang. Aucun détour, aucun masque. L’homme, ses États, ses institutions — tout y passe. Le système, cannibale, se nourrit de la chair de ses propres enfants pour alimenter les grandes puissances et la déesse injuste qu’est la mort. Grasse, souriante, elle parade. Et pourtant, l’a-t-on jamais blâmée ? Jamais vraiment. Car le pouvoir, depuis toujours, la glorifie.

Après Mathématiques Congolaises et Congo Inc., Bofane poursuit son autopsie de la République démocratique du Congo, auscultant les logiques de domination internes et postcoloniales qui gangrènent sa société. Mais cette fois-ci, il élargit le champ : il tisse des liens entre la RDC et Haïti, deux territoires martyrs du théâtre macabre de l’histoire, tous deux marqués au fer rouge de blessures encore béantes. L’histoire s’ouvre sur les pas de Faust Losikiya, auteur kino-congolais, fuyant un scandale à Paris pour Haïti, afin de s’inspirer pour l’écriture de son futur roman sur l’analogie et les liens entre ces deux peuples.
Bofane, restant fidèle à son esthétique, stylise le chaos, donne un visage à la mort, et force ses lecteurs à regarder en face ce que beaucoup préfèrent nier. Une lecture à la fois dérangeante, nécessaire, et profondément littéraire.
Le triomphe des anti-héros
Rien de surprenant pour l'auteur que de nous plonger dans un récit avec une galerie de personnages marginaux, déroutants, tous révélateurs de la désintégration morale du monde qu’ils habitent. Faust, l’anti-héros principal, vit dans un déni d’une sexualité abusive aux frontières de la légalité. Auteur d'une gloire éphémère, devenu ogre à femmes, il aura triomphé d’un #BalanceTonFaust dans une vague de révélations #MeToo.
Molili, le vieux soldat, est l’incarnation tragique de ceux qui ont servi le colonialisme et qui, malgré une conscience de l’horreur, en gardent une schizophrénique nostalgie. Ancien militaire, il est aussi détenteur d’un pouvoir ancien : celui d'arrêter la pluie. Héritier d’un don mystique légué par son grand-père sur son lit de mort, il incarne la survivance des savoirs occultes africains dans un monde qui les marginalise.

Wayne Mason, quant à lui, vend les secrets du climat haïtien pour quelques billets, au service de la CIA, jusqu’à être transformé en zombie par Judeline. Cette dernière, mère de Johé, jette un sort vaudou à l’amant de son fils qu’elle a surpris en pleine offrande de son corps, afin de briser la chaîne de la dépendance économique. Quant à Haïti, même le temps devient anti-héros. Il est une entité contrôlée par une IA mal configurée, provoquant des tempêtes surnaturelles.
Dans une narration qui nous plonge dans leur esprit, tous ces personnages partagent une posture victimaire : persuadés que rien n’est de leur faute, qu’ils ne sont que les jouets du monde. Ce faisant, ils révèlent un univers où la désillusion sur soi-même ouvre la voie à nos pires instincts.
Satire politique et mémoire empoisonnée
Dans cette recherche d’analogie entre la République démocratique du Congo et Haïti, la situation politique est centrale. Malgré les indépendances, ces pays se sont désagrégés, piégés entre violence, corruption et ingérence permanente.
“Mais pourquoi vouloir nuire à Haïti ? Ne vous en faites pas, nous vous récompensons pour ce que vous n'ayez pas à penser à tout ça, justement… Haïti est importante pour notre doctrine dans les Caraïbes et en Amérique latine… vous connaissez la suite.”
Le président congolais Jonas Monkaya Boyika, pasteur devenu chef d’État, est décrit, manette de PlayStation en main, dans une sorte d'inconsicence des responsabilités qu'il doit porter :
“Le Congo avait besoin d'un fonds des de pouvoir pour mettre à la disposition du monde occidental ces ressources inouïes, pas d'un véritable président de la République ! Jonas Monkaya Boyika ne faisait pas exception au système mis en place depuis Léopold II à Berlin il avait été copié pour être élu chef d'État de la République démocratique du Congo, point barre, même s'il n'était pas taillé pour cela... ”
La dénonciation s'étend au Rwanda et à l'Ouganda, accusés de nourrir l’horreur à l’Est du Congo pour satisfaire les appétits technologiques de l’Occident. Quant à l'assassinat de Lumumba, il est reconstitué comme un rituel sacrificiel au profit de la « trinité des métaux stratégiques ».
Liwa, la mort rieuse
Parmi les figures les plus saisissantes du roman, Liwa, la mort personnifiée en une femme congolaise extravagante, se détache par sa présence constante. Elle n’effraie plus : elle se pavane, elle ironise, elle humilie, elle juge.
“Mais je suis la Mort, mon chéri. On dit aussi La Muerte, Liwa, Kifo, c’est selon. A Guangzhou, beaucoup m’appellent la belle Sishen, parce que je suis canon, personne ne me résiste. Je suis Miss Congo”.
Freddy est son interlocuteur principal, peut-être son seul adversaire. Il tente de la défier avec ce qu’il lui reste : l’art. Mutilé, brûlé par l’histoire et les hommes, il transforme les douilles d’armes en statues vivantes, représentant des femmes et hommes violées dans leur chair et leur sort, déchiquetées, martyrisées. Son art cherche à redonner forme à l’innommable, à montrer l’atrocité comme matière. Chaque œuvre est une tentative d’exorcisme. Une résurrection incomplète.
C’est dans le bain de sang de ses semblables qu’il puise la matière de sa création. Peu lui importent les risques, ni les peurs : il crée pour nommer l’horreur, pour révéler l’enfer dans lequel son peuple est enfermé. Mais la matière première de son travail, c’est la mort elle-même. Et Liwa le sait. Elle le sait… et elle s’en amuse.
Je te le redis ? Ton travail ne vaut rien. Il ne sert à personne. Pourquoi ? Parce qu’il n’a aucune incidence sur le cours du monde.
Je serai toujours gagnante.
J’ai discuté de toi avec mes partenaires, ils ont tellement ri !
Tiens, un scoop : en 2025, pendant que tu exposeras à droite et à gauche, il y aura plus d’un milliard d’armes légères en circulation, rien qu’entre les mains des civils.
Les fabricants de missiles, de croisières, les dollars dans leurs poches… Tu entends bien ?
Milliards !
Tu vas faire quoi, hein ?”
L’art suffit-il à conjurer le sort ? Peut-être. Mais ceux qui baignent dans le sang en échappent-ils vraiment ?
Congo, Haïti : Deux territoires, un seul chaos sacralisé ?
Le lien entre Haïti et le Congo irrigue tout le roman. Ce n’est pas un simple parallèle, c’est un système symbolique. Les deux territoires partagent une mémoire de résistance, de sacrifice, et de chaos piloté. Bofane relie vaudou, technologie, exploitation et destin collectif.
“Tu es venu pour savoir ce qu’il y a entre toi et ce peuple d’Ayiti ? Tu viens de le vivre parce que nous sommes ces enfants-fleuves, cette progéniture floue; nous en sommes les pères et les mères, ne t’y trompe pas.”

Et pourtant, dans ces deux territoires, l’art, la poésie, le style explosent comme des feux d’artifice. Même dans la nuit mystique où le Soleil semble s’éteindre, les vers deviennent sabres d’un combat de sens, malgré tout perdu d’avance.
“Comment se faisait-il que la poésie soit si présente dans une géographie où la violence politique s’exprime de façon aussi débridée ? Les deux allaient sans doute de pair.”
Sommes-nous à l’image de notre Nation Cannibale ?
Est-ce vraiment une satire ? Est-ce vraiment de l’absurde que tisse Jean Bofane ? Le roman mêle mystique et technologie, passé et présent, anti-héros et désespérés qui jonglent avec le néant.
Nation Cannibale nous fait plonger dans l’acidité d’un réalisme qui coule sur notre colonne vertébrale et dissout nos restes de foi et de morale. Nous acceptons le pire, tant qu’il est recouvert de vernis littéraire. Accord tacite d’une vitrine qu’on appelle humanité.
L’homme qui compte est celui qui domine ; les autres sont cette foule qu’on offre en pâture à l’ogre du pouvoir. Et nous, n’en sommes-nous pas les cellules obéissantes ?
En refermant Nation Cannibale, une question persiste, douloureuse :
Jusqu’à quand allons-nous nous dévorer nous-mêmes ?
Jean Bofane ne donne pas de réponse. Mais il met les mots là où ça fait mal. Et la plus tranchante est sans doute celle-ci : Sommes-nous à l’image de notre Nation Cannibale ?”
À retenir, comme une offrande ultime de ce roman rouge :
“La terre doit être défendue par celui à qui elle appartient, de concert avec les esprits millénaires qui la peuplent.”

Rencontre avec In Koli Jean Bofane pour la sortie de son dernier livre Nation Cannibale
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Lumumba édenté
Mémoire qui ne veut s’oublier.
Une dent que vous avez gardée,
Trophée d’une haine
Que l’on se bat encore
Pour oublier.
Bienvenue en Nation Cannibale,
Signé Jean Bofane.
Plongé dans l’acide,
Mais l’esprit ressuscité.
La justice ne dort jamais.
Prends ça, espoir giflé.
La mort est bien belle,
Difficile de résister.
Prends ça et ressaisis-toi !
RDC, esprit chaotique
C’est moi, la Mort.
Bien grasse je suis.
Merci de m’avoir nourrie de tes petits.
Nation Cannibale.
La dent de Lumumba.
Connais-tu l’histoire ?
Elle sera bientôt accrochée
Au mur d’un musée.
Lumumba, est-ce que tes petits peuvent faire mieux que ça ?
Au moins, ta dent a été récupérée.
L’espoir fait vivre,
Mais la mort t’aura d’abord englouti .
Meriyem KOKAINA - 21 mai 2025