Fin avril, je suis allĂ©e voir un film que jâattendais avec un enthousiasme indescriptible : Fanon, un biopic rĂ©alisĂ© par Jean-Claude Barny centrĂ© sur les derniĂšres annĂ©es de Frantz Fanon. Le film revient en particulier sur lâĂ©criture de Les DamnĂ©s de la Terre, ce texte dense et lumineux qui a profondĂ©ment marquĂ© la pensĂ©e anticoloniale. Jây suis allĂ©e parce que Fanon, câest mon chouchou. VoilĂ , c'est dit ! Sans chichi ...^^

Ce que jâai vu au cinĂ©ma, câest un homme : pas un mythe, pas un penseur dĂ©sincarnĂ©. Mais un homme qui doute, qui s'effondre parfois, qui rĂ©siste surtout. Et câest cette complexitĂ©-lĂ que le film rĂ©ussit Ă capter dans un rĂ©cit tendu, dense, parfois abrupt, mais toujours habitĂ©. En filigrane, on sent lâurgence de Les DamnĂ©s de la Terre, Ă©crit dans la fiĂšvre, alors que Fanon se sait condamnĂ©.
Et puis je me suis demandĂ© : combien dâĆuvres littĂ©raires noires, africaines ou afrodescendantes, ont connu cette mĂȘme mue cinĂ©matographique ? Combien de rĂ©cits ont glissĂ© de la page Ă lâĂ©cran, transportant avec eux tout un univers dâidĂ©es, de luttes, dâĂ©motions ? Voici donc 10 adaptations Ă (re)dĂ©couvrir pour leur puissance, leur beautĂ©, et ce quâelles disent de nous.
1. Les Damnés de la Terre de Frantz Fanon
đ Les DamnĂ©s de la Terre, 1961
đŹ Fanon, 2024 â rĂ©alisĂ© par Jean-Claude Barny
Ce nâest pas un biopic Ă la sauce hollywoodienne. Pas dâenfance longuement reconstituĂ©e, pas de glorification Ă outrance. Le film se concentre sur le moment de bascule : la rĂ©daction de Les DamnĂ©s de la Terre, ultime testament politique et poĂ©tique dâun homme qui aura tout donnĂ© Ă la cause dĂ©coloniale. On y voit Fanon Ă©crire, penser, souffrir, dĂ©battre, se heurter Ă la maladie et au pouvoir â avec, en contrepoint, les Ă©chos brĂ»lants de la guerre dâAlgĂ©rie. Ce nâest pas un film pĂ©dagogique, câest un film dâimmersion dans la pensĂ©e en train de sâĂ©crire. Et câest prĂ©cieux.
2. Sarraounia d'Abdoulaye Mamani
đ Sarraounia, 1980
đŹ Sarraounia, 1986 â rĂ©alisĂ© par Med Hondo
Un roman historique, mais pas seulement. Sarraounia, câest lâhistoire dâune reine haoussa, magicienne et stratĂšge, qui rĂ©sista Ă lâexpĂ©dition coloniale Voulet-Chanoine en 1899. Abdoulaye Mamani sâest appuyĂ© sur les griots, les archives, la mĂ©moire collective pour faire revivre cette figure longtemps invisibilisĂ©e. Le roman est direct, dense, engagĂ©. Lâadaptation de Med Hondo, tournĂ© au Burkina Faso, est tout aussi puissante : une fresque anticoloniale aux accents Ă©piques, qui montre que le cinĂ©ma africain savait, dĂšs les annĂ©es 1980, raconter ses propres hĂ©roĂŻnes avec grandeur. Le film a remportĂ© lâĂtalon de Yennenga au FESPACO 1987. Un classique, mais surtout, un acte de transmission.
3. Xala et Le Mandat d'Ousmane SembĂšne
đ Xala, 1973 | Le Mandat, 1965 d'Ousmane SembĂšne
đŹ Xala, 1975 | Le Mandat, 1968 â rĂ©alisĂ©s par Ousmane SembĂšne
Avec Xala, SembĂšne Ousmane, le pĂšre du cinĂ©ma africain, fustige une bourgeoisie post-indĂ©pendance hypocrite et avide. El Hadji, lâhomme dâaffaires, prend une troisiĂšme Ă©pouse pour asseoir son statut â et se retrouve frappĂ© dâimpuissance. MĂ©taphore limpide dâun pouvoir qui ne sait plus quoi faire de sa propre libertĂ©. Le film est grinçant, jubilatoire, sans pitiĂ©.
Le Mandat, plus sobre, montre la dĂ©route dâun homme honnĂȘte, Ibrahima Dieng, incapable dâencaisser un mandat venu de Paris faute de papiers en rĂšgle. Une fable sur lâabsurditĂ© de lâadministration postcoloniale. Dans les deux cas, le ton est Ă la fois critique et populaire : SembĂšne parle au peuple. Il filme pour ceux Ă qui on ne tend jamais le micro.
4. Une si longue lettre de Mariama BĂą
đ Une si longue lettre, 1979
đŹ Sortie prĂ©vue en 2025 â rĂ©alisĂ© par AngĂšle Diabang
Ce roman culte trouve enfin une adaptation cinĂ©ma. Le rĂ©cit Ă©pistolaire de Ramatoulaye, veuve qui Ă©crit Ă sa meilleure amie, est une plongĂ©e dans lâintime et le politique. Mariama BĂą y interroge la polygamie, lâĂ©ducation, la place des femmes dans une sociĂ©tĂ© en mutation. Lâadaptation, en sĂ©lection officielle au FESPACO 2025, est portĂ©e par AngĂšle Diabang, cinĂ©aste sĂ©nĂ©galaise sensible aux rĂ©cits de femmes. Ce film pourrait bien ĂȘtre un tournant : il rĂ©unit une Ćuvre fondatrice du fĂ©minisme africain et une rĂ©alisatrice engagĂ©e. Un dialogue entre deux Ă©poques, deux gĂ©nĂ©rations, une mĂȘme voix.
5. Children of Blood and Bone de Tomi Adeyemi
đ Children of Blood and Bone, 2018
đŹ Sortie prĂ©vue en 2027 â production Lucasfilm/Disney
Un blockbuster afro-fantasy, ce nâest pas rien. Tomi Adeyemi a explosĂ© tous les compteurs avec ce roman inspirĂ© de la mythologie yoruba, centrĂ© sur une jeune fille, ZĂ©lie, dĂ©cidĂ©e Ă restaurer la magie dans un royaume gouvernĂ© par la peur. Une fantasy noire, Ă©crite par une femme noire, pour toute une nouvelle gĂ©nĂ©ration. Lâadaptation, produite par Lucasfilm et rĂ©alisĂ©e par Gina Prince-Bythewood, promet une explosion visuelle. Le casting sâannonce lui aussi impressionnant. Si lâHollywood noir se cherche, voilĂ peut-ĂȘtre une saga capable de lâimposer.
6. Effacement de Percival Everett
đ Erasure, 2001
đŹ American Fiction, 2023 â rĂ©alisĂ© par Cord Jefferson
Et si lâon cessait dâattendre des auteurs noirs quâils Ă©crivent ânoirâ ? Erasure, roman satirique et ultra brillant, dĂ©monte le marchĂ© Ă©ditorial amĂ©ricain et ses attentes racialisĂ©es. Le hĂ©ros, un intellectuel respectĂ© mais mĂ©connu, Ă©crit sous pseudonyme un faux roman âghettoâ qui devient un best-seller⊠Le film American Fiction, trĂšs fidĂšle au livre, remporte lâOscar du meilleur scĂ©nario adaptĂ© en 2024. Câest drĂŽle, cruel, brillant. Et ça touche juste.
7. Petit pays de Gaël Faye
đ Petit pays, 2016
đŹ Petit pays, 2020 â rĂ©alisĂ© par Ăric Barbier
InspirĂ© de la propre enfance de GaĂ«l Faye, ce roman raconte la bascule dâun jeune garçon, Gabriel, entre les rires et les tragĂ©dies du Burundi des annĂ©es 1990. Lâadaptation cinĂ©matographique restitue bien lâatmosphĂšre douce-amĂšre du roman, entre innocence et violence politique. Le film a le mĂ©rite de rendre visible une rĂ©gion, une histoire et une mĂ©moire souvent Ă©clipsĂ©es par le Rwanda voisin.
8. I Am Not Your Negro de James Baldwin
đ Remember This House (inachevĂ©)
đŹ I Am Not Your Negro, 2016 â rĂ©alisĂ© par Raoul Peck
Ce nâest pas une adaptation au sens classique, mais une rĂ©invention. Raoul Peck reprend les textes de Baldwin, sa langue acĂ©rĂ©e, sa pensĂ©e fulgurante, pour construire un essai visuel. Le film retrace lâhistoire noire amĂ©ricaine Ă travers les figures de Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King. Câest un manifeste, une colĂšre maĂźtrisĂ©e, un bijou formel. Et ça prouve quâun texte, mĂȘme inachevĂ©, peut devenir un film immense.
9. Le silence de la forĂȘt dâ Ătienne GoyĂ©midĂ©
đ Le Silence de la forĂȘt, 1984
đŹ Le Silence de la forĂȘt, 2003 â rĂ©alisĂ© par Didier OuĂ©nangarĂ© et Bassek Ba Kobhio
Un roman politique sur lâinvisibilisation des peuples autochtones. Le hĂ©ros, fonctionnaire dĂ©sabusĂ©, dĂ©couvre au cĆur de la forĂȘt centrafricaine la condition des pygmĂ©es â et sâinterroge sur ses propres privilĂšges. Lâadaptation met en images cette tension entre modernitĂ© et marginalitĂ©, entre engagement et impuissance. Un film rare, profond, qui mĂ©rite dâĂȘtre (re)dĂ©couvert.
10. Lâautre moitiĂ© du soleil de Chimamanda Ngozi Adichie
đ Half of a Yellow Sun, 2006
đŹ Half of a Yellow Sun, 2013 â rĂ©alisĂ© par Biyi Bandele
Dans son roman, Chimamanda Ngozi Adichie y tisse une fresque intime et politique autour de la guerre du Biafra, Ă travers le destin croisĂ© de deux sĆurs et dâun Ă©crivain engagĂ©. Le film, portĂ© par Chiwetel Ejiofor et Thandiwe Newton, restitue cette tension entre guerre et tendresse, idĂ©alisme et dĂ©sillusion.
PrĂ©sentĂ© au Festival de Toronto en 2013, il a reçu un bel accueil critique. Mais ce qui marque surtout, câest lâampleur du projet : avec 8 millions de dollars de budget, financĂ©s en grande majoritĂ© par des investisseurs nigĂ©rians, câest lâune des plus grosses productions jamais rĂ©alisĂ©es dans le pays. Et ce nâest pas quâun chiffre : câest un signal fort. DerriĂšre la camĂ©ra comme Ă lâĂ©cran, les talents sont majoritairement locaux. On parle souvent du NigĂ©ria comme dâun gĂ©ant du cinĂ©ma africain â et ce film en est la preuve concrĂšte. Il incarne cette volontĂ© dâĂ©crire nos histoires Ă nos conditions, avec nos moyens et nos regards.
Un film Ă voir absolument, et un roman Ă lire pour en saisir toute la densitĂ©. Parce que derriĂšre le conflit, il y a une question qui traverse tout : comment aime-t-on quand le monde sâĂ©croule autour de soi ?
đđ„ Clap de finâŠ
Si ces livres voyagent jusque sur les Ă©crans, ce nâest pas un hasard. Câest parce quâils racontent des histoires nĂ©cessaires. Des histoires qui dĂ©rangent, qui rĂ©veillent, qui relient. Ils parlent de mĂ©moire, de guerre, dâexil, dâamour, de rĂ©sistance, de silence, de fiertĂ©, de transmission. Et ce sont ces rĂ©cits-lĂ qui façonnent nos imaginaires collectifs.
En les adaptant au cinĂ©ma, on change de langue, de rythme, de regard â mais on garde la mĂȘme urgence : celle de raconter pour ne pas disparaĂźtre, celle de dire pour ne pas ĂȘtre effacé·e·s. Le passage du texte Ă lâimage nâest donc pas quâun exercice de style : câest une forme de continuitĂ©. Une maniĂšre de faire vibrer autrement ce que les mots ont commencĂ© Ă semer.
Et si la littĂ©rature noire inspire de plus en plus le cinĂ©ma contemporain, câest peut-ĂȘtre parce que ses voix sont de plus en plus impossibles Ă ignorer.
Alors voilĂ : quâon entre par le roman ou par le film, lâessentiel est dâentrer. Et dây rester. Parce que nos histoires comptent. Et quâelles mĂ©ritent dâĂȘtre vues, lues, entendues, cĂ©lĂ©brĂ©es.